Adama Coulibaly | Positive Minds

Voir l'original

Opérer dans l'Est de la RDC ou comment rester pertinent lorsque l'accès et l'espace humanitaires se rétrécissent.

Esprits positifs | Histoires positives | Edition 031

Le monde est à la croisée des chemins, les ONGI aussi. Les 3C (Climat, Covid-19, Conflits) ont formé un trio de choc pour défaire des décennies de progrès acquis de hautes luttes et menace à jamais la réalisation de l'Agenda 2030 pour le développement durable.

Et comme c'est toujours le cas, lorsque les crises frappent, les populations pauvres sont les premières touchées et les dernières à s'en remettre ; si tant est qu'elles s'en remettent. Les enfants, les femmes et les personnes vivant avec un handicap en paient toujours un lourd tribut.

C'est le cas des populations de l'Est de la RDC affectées par trois décennies de crise. Les chiffres sont alarmants : aujourd'hui, 1 Congolais sur 4 a besoin d'une assistance humanitaire, la majorité dans l'Est du pays. (Source : OCHA - Plan de réponse humanitaire de la RDC 2022)

Dans un pays en pleine et perpétuelle tourmente comme la RDC, la question qui hante un leader comme moi est “comment rester pertinente en tant qu'organisation lorsque l'accès et l'espace humanitaires se rétrécissent continuellement?”

Je n'ai pas la réponse. Je pense que personne ne l'a non plus. J'ai plutôt des pistes de réflexion pour susciter la disussion.

Nous sommes en octobre 2021. Je prends les rênes de l'International Rescue Committee (IRC) en RDC après plus de 26 ans d'expérience dans le développement et l'humanitaire, notamment dans des contextes de crise et de conflit tels que la RCA, le Sahel central (Mali, Burkina, Niger) et le bassin du lac Tchad (Niger, Nigeria, Tchad, Cameroun).

Avec mes expériences multiples et diversifiées, je pensais avoir les épaules assez larges pour affronter les défis complexes, multiples et multiformes de la RDC. J'ai vite déchanté.

Le triple défi de la sécurité, de la logistique et de l'administration rend les opérations dans l'est de la RDC difficiles, imprévisibles et coûteuses.

Où qu'elles opèrent, les ONGI sont souvent confrontées à des défis sécuritaires, logistiques ou administratifs. Cependant, la combinaison de ce triplet de défis, partout et tout le temps, fait de la RDC une ligue à part.

Cette exception congolaise met à l'épreuve tout ce que nous avons appris et expérimenté, que ce soit à l'école ou dans notre vie professionnelle. Des plans soigneusement élaborés avec les outils de planification les plus sophistiqués deviennent obsolètes le jour suivant. Les sites de déplacés internes sont des sites en mouvement ; un site que vous desservez aujourd'hui n'est plus là le lendemain en raison des attaques constantes des groupes armés. Une dépense imprévue que vous n'aviez pas prévue et à laquelle vous devez faire face pendant le projet vous oblige à tout repenser. Un accès que vous aviez rigoureusement évalué comme sûr hier devient la route la plus dangereuse aujourd'hui. Vos plans tombent à l'eau parce que vous pensiez obtenir l'autorisation en une semaine, et qu'elle prend finalement trois mois ou plus. La liste est longue...

Tel est le contexte dans l'Est de la RDC, où même le professionnel du développement chevronné que je suis est obligé de désapprendre et de réapprendre. Et comme nous le savons, le désapprentissage est le processus d'apprentissage le plus douloureux pour un adulte : il exige un changement de mentalité et beaucoup d'humilité. Il vous oblige à remettre en question des choses que vous avez toujours considérées comme acquises.

Dans des contextes tels que l'est de la RDC, on se rend compte que la vérité du développement n'est pas universelle mais contextuelle. Les solutions à nos défis ne se trouvent pas dans les manuels de développement ou les projets pilotes.

Les solutions aux défis résident dans l'expérimentation, où nous nous donnons le droit —ou devrais-je dire l'obligation— d'échouer à peu de frais, d'apprendre rapidement de nos échecs et de continuer à avancer sans perdre notre enthousiasme. Un moyen efficace d'y parvenir est le scenario planning stratégique —également connu sous le nom de scenario thinking ou d'analyse de scénario— une méthode utilisée dans le processus de planification stratégique pour aider les organisations à élaborer des plans flexibles à long terme.

Espérer le meilleur. Se préparer au pire. Être réaliste dans ses ambitions.

Lorsque vous opérez dans un environnement hautement volatile comme l'est de la RDC, vous devez intégrer pleinement les enseignements de Zig Ziglar et de William Arthur Ward.

Premièrement, "Attendez-vous au meilleur. Préparez-vous au pire. Capitalisez sur ce qui vient" — Zig Ziglar.

Pour les populations de l'est de la RDC et les humanitaires qui les soutiennent, le pire scénario est une escalade continue entre les parties en conflit. Un tel scénario serait un cauchemar pour les populations civiles piégées par des décennies de conflit.

Cependant, grâce aux pourparlers et négociations en cours, un tel scénario semble peu probable mais ne peut être exclu. Nous espérons et prions pour que les pourparlers de paix reprennent entre les parties en conflit avec un accord de paix convenu et signé avant les élections de 2023, y compris les élections présidentielles, une étape clé pour le pays. C'est le meilleur scénario pour la population et la communauté humanitaire.

Mais fort est d’admettre que la situation actuelle sur le terrain est un entre-deux: mi-escalade mi-désescalade; mi-espoir mi-désespoir. Ce scénario risque de perdurer. Il faut s'y préparer en ajustant et adaptant ses programmes et ses modèles opératoires.

Deuxièmement, ne vous plaignez pas de la force du vent, ajustez plutôt les voiles.

William Arthur Ward avait raison quand il a dit :

"Le pessimiste se plaint du vent ; l'optimiste s'attend à ce qu'il change ; le réaliste ajuste les voiles."

Je suis un optimiste né et un penseur positif chronique. Mettez-moi dans une pièce sombre, j'essaierai de trouver le petit rayon de soleil qui filtre par cette minuscule ouverture dans la pièce et de me concentrer sur lui. Dans la situation presque désespérée de l'Est de la RDC, il y a un rayon de soleil : l'extraordinaire résilience des personnes touchées par la crise et le conflit. Malgré leur lutte quotidienne contre l'adversité, les atrocités et les comportements humains insignifiants, beaucoup gardent espoir en l'avenir. Ils espèrent et rêvent d'une RDC sûre, pacifique, prospère et inclusive pour leurs enfants et petits-enfants. Ce rêve peut sembler hors de portée aujourd'hui mais il est réaliste et réalisable. Et il est de notre devoir à tous de les aider à le réaliser.

Chaque fois que je me rends sur le terrain, je suis toujours inspiré par la capacité de ces enfants qui continuent à sourire et à jouer. Je suis admiratif de ces femmes, notamment les survivantes des violences basées sur le genre, qui reconstruisent leur vie après les ravages causés par les conflits. Elles et leurs familles ont tout perdu, sauf l'espoir d'un lendemain meilleur. Elles comptent sur des organisations comme la mienne, l'IRC, et d'autres de les aider à survivre, se relever, et à prendre en main le contrôle de leur avenir.

C'est pourquoi nous devons surmonter le triple défi sécuritaire, logistique et administratif pour les accompagner. Mais cela impose de modifier fondamentalement nos modèles opérationnels. Le statu quo n'est plus une option fiable.

Le défi pour les ONGI en RDC (ou partout ailleurs): s'adapter rapidement ou mourir à petit feu.

Il fut un temps où le nom de Kodak était indissociable de la photographie. À elle seule, l'entreprise représentait plus de 80 % du secteur. Mais après un siècle de domination sans partage, Kodak s'est effondrée et a été contrainte de déclarer faillite en 2012. Alors que s'est-il passé ? Kodak n'a pas réagi assez vite à la révolution numérique du secteur de la photographie et a été supplanté par les nouveaux venus sur le marché. La suite, nous la connaissons: une digringolade en chute libre après un siècle de monopole et de suprématie dans l'industrie de la photographie. Les grandes ONGI ne sont pas à l'abri de ce qui est arrivé à Kodak ; mais elles peuvent l'éviter en s'inspirant de la sagesse de Charles Darwin :

"Ce n'est pas le plus fort de l'espèce qui survit, ni le plus intelligent, mais celui qui s'adapte le mieux au changement."

Soyons réalistes : Les ONGI perdent du terrain. Plus que jamais, leur pertinence et leur légitimité sont remises en question. Elles fonctionnent comme le Titanic, ce grand et lourd paquebot de croisière à commande centralisée, construit autour du mythe de l'insubmersibilité. Lors de son voyage inaugural, il a heurté un iceberg géant et a sombré au fond de l'océan Atlantique le 15 avril 1912. Lorsque le commandement central a réalisé que le Titanic se dirigeait vers un obstacle apparemment évitable, il était trop tard pour manœuvrer le lourd mastodonte et éviter le pire.

Comme le Titanic, les modèles opérationnels de plusieurs ONGIs sont devenus des obstacles à l'agilité et à l'adaptabilité. Ces modèles, rigides et centralisés, ne sont plus adaptés à un monde en constante évolution. Nous avons besoin de nouveaux modèles : rapides, flexibles, agiles et adaptables.

Alors que notre secteur construit ces nouveaux modèles, résistons à la tentation de mettre la charrue avant les bœufs : c'est-à-dire commencer à mettre en place de nouvelles structures, et développer de nouvelles politiques, procédures et processus, puis investir beaucoup d'argent, de temps et d'énergie dans la formation du personnel et des partenaires.

Prenons garde , la stratégie mange les politiques et les processus au petit-déjeuner. La culture dévore d’un trait la stratégie en entrée en attendant le plat de résistance. Créez la bonne culture, et tout le reste suivra.

Alors commençons par le commencement : bâtir une culture organisationnelle flexible, agile et adaptable.. Cela commence par nous poser des questions très difficiles telles que :

  • Voulons-nous mettre l'accent sur la flexibilité, l'agilité et le dynamisme plutôt que sur la stabilité, l'ordre et le contrôle ?

  • Voulons-nous "jouer la sécurité", c'est-à-dire faire les choses en toute sécurité et lentement par des changements progressifs, ou "prendre des risques", c'est-à-dire expérimenter rapidement, échouer à peu de frais, puis ajuster et adapter au fur et à mesure ?

  • Voulons-nous suivre le chemin familier et sûr et ne pas laisser d'empreinte ou créer notre propre chemin, laisser une empreinte et avoir un héritage ?

  • Devons-nous fonder notre réponse humanitaire sur les capacités locales ou continuer à déployer des équipes d'intervention rapide dès qu'une catastrophe se produit ?

Je suis intéressé par votre avis sur ces questions et d'autres questions inconfortables que les grandes ONGI doivent se poser pour éviter le sort tragique de Kodak, qui est tombé de son piédestal du jour au lendemain, ou du Titanic, qui a été victime de son arrogance et de son excès de confiance.