Prise de décision dans un contexte de permacrise quand la rationalité atteint ses limites.

Esprits positifs | Histoires positives | Edition 032

Dans un contexte de permacrise —une période prolongée d'instabilité et d'insécurité, notamment à la suite d'une série d'événements catastrophiques— les cadres rationnels de prise de décision ont des limites. Les dirigeants et les managers ne trouvent pas de réponses adaptées dans les schémas organisationnels. Ils doivent être capables d'expérimenter des cadres de décision novateurs en se fondant moins sur des données rationnelles et plus sur les émotions des gens et les forces politiques en jeu.

L'année 2022 a été cruelle pour les populations de l'est de la RDC. Il en a été ainsi pendant presque trois décennies. L'année 2023 ne se profile pas bien. Les attaques contre les civils, y compris dans les camps de déplacés, se multiplient. Des centaines de personnes sont massacrées, pillées, maltraitées et souvent violées ; notamment les femmes et les filles. Des milliers de personnes fuient leurs domicile et viennent gonfler le rang des millions de déplacés ou réfugiés par des années de conflits.

Les chiffres sont révoltants. Plus de 27 millions de congolais sont confrontées à une insécurité alimentaire sévère et aiguë (environ 1 personne sur 4). Près de 5,5 millions sont des déplacés internes ; certains contraints de se déplacer parfois plusieurs fois dans un mouvement pendulaire. Au moins 500 000 réfugiés et demandeurs d'asile des pays voisins sont accueillis par la RDC[Cf. OCHA].

De tels chiffres devraient provoquer un élan de solidarité internationale pour aider le peuple congolais, victime innocente et impuissante des guerres et des conflits qui ravagent leur pays. Or, il n'en est rien. En tant que crise sous-régionale, la RDC occupe la première place dans l'index 2022 des crises sous-financées. En 2021, le plan de réponse humanitaire a été le moins financé depuis 2017, avec seulement 39 % des 1,98 milliard USD nécessaires[Cf. OCHA]. L'année 2023 ne sera pas différente.

Avec l'escalade des conflits, notamment entre le groupe armé M23 et les forces armées de la RDC (FARDC), les mouvements de population augmentent, les besoins humanitaires aussi tandis que les financements stagnent voire baissent. Les leaders de l'humanitaire et du développement comme moi sont contraints de prendre des décisions stratégiques et opérationnelles difficiles, et souvent à contre cœur, vis-à-vis de leur personnel et de leurs partenaires et surtout vis-à-vis de ceux qui sont dans le besoin : les clients de l'aide humanitaire et du développement.

Dans ce contexte de permacrise, les leaders sont désarmés et parfois impuissants. Eux et leurs équipes luttent pour établir des relations de cause à effet entre les événements qui se produisent autour d'eux. Mais face à l'ampleur, l'impact et la cadence des crises, les outils conventionnels de prise de décision à leur disposition montrent leurs limites. La parole de l'évangile d'aujourd'hui est la parole du diable du lendemain. Ce qui a guéri hier fait du mal aujourd'hui. Ce qui est vénéré un jour est rejeté avec la dernière énergie le jour suivant. Les exemples sont légion...

  • Une évaluation rapide des besoins humanitaires, réalisée la veille pour élaborer une note conceptuelle à l'intention de votre principal donateur, devient inutile lorsque des milliers de personnes déplacées rentrent chez elles le lendemain, affamées, assoiffées et en danger.

  • Une route réputée sûre à 7 heures du matin devient soudain périlleuse à 8 heures parce que des groupes armés rivaux se battent ou que des jeunes mécontents barrent les routes et brûlent des pneus en signe de protestation contre l'insécurité croissante.

  • Un groupe de jeunes d'une communauté menace d'interdire toutes les ONG internationales à moins qu'elles ne répondent à leurs demandes, notamment en mettant en œuvre davantage de programmes "argent contre travail" et en recrutant au moins 60% du personnel localement, entre autres demandes.

  • La décision de suspendre la délivrance de visas par les ambassades et consulats de la RDC au personnel de toutes les ONGI se rendant dans les quatre provinces de l'Est les plus touchées par les crises, sur fond de rumeurs d'infiltration de ces dernières par l'ennemi.

  • Vous élaborez un plan d'intervention rapide pour fournir une aide humanitaire à un afflux de 10 000 personnes déplacées, mais à mesure que les combats s'intensifient, leur nombre est décuplé en moins d'un mois, rendant ainsi votre stratégie au mieux inutile, au pire nuisible.

La liste est aussi longue que votre bras...

Chacun de ces scénarios rend complexe la prise de décision rationnelle. Et lorsqu'ils se produisent simultanément, comme c’est souvent le cas, la prise de décision rationnelle devient non pertinente et inefficace.

Alors, que faites-vous lorsque les outils rationnels, y compris les politiques, les procédures et les modes opératoires normalisés de l'organisation, atteignent leurs limites ? Remettez en question les idées reçues en matière de prise de décision.

La sagesse conventionnelle de la prise de décision ou le cadre 70-20-10

De la première année de l’école primaire à l'obtention de votre licence, maîtrise ou doctorat, on vous enseigne que 1+1 = 2 et que la pensée rationnelle, les faits et les preuves doivent toujours guider votre approche de résolution des problèmes.Vos professeurs et employeurs vous laissent peu de marge de manœuvre pour utiliser la pensée divergente fondée sur les émotions et encore moins sur la politique. Vous êtes prisonnier du cadre décisionnel 70-20-10 dont les ingrédients sont:

  • 70% de rationnel: vos décisions sont guidées par au moins 70% de rationnel, c'est-à-dire par les données que vous collectez à l'aide de vos cinq sens : la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher. Par conséquent, la plupart des personnes et des organisations consacrent beaucoup de temps, de ressources et d'énergie à la collecte de ces données (rationnelles) pour étayer leurs décisions.

  • 20% d'émotionnel: les émotions ne peuvent être vues, entendues, senties, goûtées ou touchées. Les émotions sont ressenties. La sagesse conventionnelle nous enseigne à ne pas utiliser nos émotions dans la prise de décision. Cependant, en tant qu'êtres humains, nous ne pouvons nous empêcher d'utiliser nos émotions pour éclairer nos décisions.

  • 10% de politique:  bien que la politique organisationnelle influe souvent sur nos décisions, nous utilisons rarement la Politique avec un P majuscule pour informer nos décisions, même si nous savons que la Politique est partout autour de nous. Si vous ne faites pas de politique, la politique vous fera.

Ce cadre 70-20-10 fonctionne à merveille dans un environnement stable avec des relations de cause à effet claires et prévisibles. Il ne fonctionne pas dans un environnement de permacrise comme l'est de la RDC.

Alors, que faisons-nous ? C'est très simple. Renverser le cadre conventionnel et en faire un 10-20-70.

Un nouveau cadre de décision pour les contextes de permacrise ou cadre 10-20-70

La sagesse conventionnelle en matière de prise de décision privilégie la planification par scénarios ou "scénario de simulation". Or, dans un contexte de permacrise, les scénarios sont imprévisibles et en perpétuelle évolution. Le cadre rationnel de prise de décision entraîne une sur-analyse du risque au point de paralyser la prise de décision. Pendant que vous couvez vos scénarios, votre environnement a tellement évolué entre-temps que ces scénarios deviennent obsolètes lorsqu'ils arrivent à maturité.

En situation de permacrise, les politiques organisationnelles, les procédures et les SOP  —aussi bien pensées et élaborées soient-elles— peuvent rapidement devenir des obstacles plutôt que des facteurs habilitants. Pourquoi ? Parce qu'elles sont nourries par les expériences passées et non inspirées par les perspectives d'avenir.

Dans un tel contexte, vous devez renverser le cadre conventionnel 70-20-10 pour en faire un 10-20-70 car les réactions des gens sont souvent dictées par 10 % de rationnel, 20 % d'émotionnel et 70 % de politique. Et tant que nous ne saurons pas ce qui alimente leurs émotions et quelles sont les forces politiques en jeu, nos décisions seront des analgésiques qui ne s'attaqueront pas à la cause profonde du mal.

Comme l'a dit un jour un de mes mentors ;

"En tant que leader, vous devez savoir que les choses ne sont pas noires ou blanches. Les choses sont composées de 5% de noir ; 5% de blanc et 90% de gris. Les politiques organisationnelles, les procédures et les SOP sont développées pour traiter les 5% de noir et les 5% de blanc, c'est-à-dire à peine 10%. Votre rôle est d'apporter de la lumière aux 90% de gris".

J'ajouterais que"90% de gris = 20% d'émotion + 70% de politique", d'où la nécessité d'inverser notre processus de décision dans un contexte de permacrise. J'ai expérimenté cette nouvelle façon de penser au cours des 12 derniers mois. Elle fonctionne tant que votre supérieur hiérarchique vous fait confiance et vous donne de l'espace et de l'autorité, et que votre organisation est suffisamment agile et adaptable pour adopter de nouvelles façons de faire les choses. J'ai la chance d'avoir les deux.

Quel cadre décisionnel utilisez-vous dans un contexte de permacrise ? Laissez vos suggestions dans les commentaires.

Adama Coulibaly | Positive Minds

Expert en développement international et en aide humanitaire, Adama Coulibaly, alias Coul, a trois décennies d'expérience au sein d'ONG internationales et des Nations unies, œuvrant pour la justice sociale et l'égalité entre les femmes et les hommes.

Blogueur prolifique, il partage des pensées positives sur le leadership et la conscience sociale. Dévoué au mentorat de la jeunesse africaine, il cherche à inspirer la résilience et l'engagement, croyant en leur potentiel pour bâtir une Afrique libre, unie et prospère.

Pour en savoir plus sur moi, cliquez ici.

https://adamacoulibaly.com
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