La première colonie fut l’esprit

Hommage à Ngũgĩ wa Thiong'o, V.Y. Mudimbe et Amadou Hampâté Bâ

PositiveMinds | Histoires positives | Edition 067

Illustré par moi (A. Coulibaly) avec canva.com

« La décolonisation de l’esprit est l’arme la plus puissante contre la domination coloniale. »
- Ngũgĩ wa Thiong'o

Ngũgĩ wa Thiong'o, qui s'est éteint le 28 mai 2025, n’était pas seulement un écrivain. Il était un libérateur de pensées. Il a mis en lumière, avec une précision implacable, comment le colonialisme s’était infiltré dans l’esprit, remplaçant la dignité par l’infériorité, la mémoire par la répétition, et l’identité par l’imitation. Son départ est une perte immense, mais sa voix demeure — claire, urgente, indispensable.

Ses paroles résonnent en moi depuis longtemps. Non comme une théorie abstraite. Mais comme une blessure intime. Et une douleur persistante.

Je n’étais qu’un enfant, huit ou neuf ans tout au plus, assis sur un banc d’école en bois rugueux, lorsque j’ai senti pour la première fois la morsure de la honte linguistique. Dans mon école primaire, il existait un rituel disciplinaire que l’on appelait le symbole. L’objectif affiché : nous aider à apprendre rapidement le français. L’objectif réel : nous déraciner. Nous couper de notre langue maternelle. Nous faire taire.

Si l’on te surprenait à parler ta langue, même à voix basse, un autre élève te remettait le symbole. Et te regardait, triomphant, comme s’il venait d’arrêter un criminel.

Ce symbole prenait différentes formes. Une planche de bois. Une assiette en métal suspendue au cou. Mais un instituteur alla plus loin. Il choisit un crâne de vache, cornes comprises. Lourde. Terrifiante. Humiliante.

Si tu ne parvenais pas à le transmettre à un autre élève avant la fin de la journée, tu devais le ramener chez toi. Et le lendemain, pendant l’assemblée du matin, tu étais convoqué devant toute l’école. Placé au centre d’un cercle. Tes camarades riaient. Pointaient du doigt. Te tournaient en dérision.

On appelait cela un jeu. Mais c’était une violence psychologique, méthodique, brutale.

Ce jour-là, j’ai compris que ma langue — celle que je parlais avec ma mère, celle dans laquelle ma grand-mère chantait — n’était pas la bienvenue. Qu’elle était synonyme de honte et de punition. Trop jeune pour maîtriser le français, et désormais trop apeuré pour m’exprimer dans ma langue, je me suis tu. Et dans ce silence, une part de moi s’est éteinte.

Ngũgĩ a mis des mots sur cette perte. Il a exposé cette stratégie pour ce qu’elle était : non pas un chemin vers la connaissance, mais une arme de domination.

Et il n'était pas seul.

Quand le tam-tam s’est tu

Amadou Hampâté Bâ nous avait lui aussi avertis. Dans Amkoullel, L'enfant Peul et L'Empire Peul du Macina, il raconte comment les systèmes coloniaux ont brisé bien plus que des structures politiques. Ils ont démantelé les traditions orales, effacé les chaînes de transmission du savoir, relégué les gardiens de mémoire au rang de reliques folkloriques.

Le tam-tam du griot a été remplacé par le manuel scolaire colonial. Les paroles des anciens, autrefois paroles d’autorité, ont été tournées en dérision. Les proverbes, les récits, les chants sont devenus des “contes”. Charmants, mais plus crédibles.

Et pourtant, le tam-tam n’a jamais cessé. Même dans le silence, la mémoire battait encore. Autour du feu, dans les chansons, dans les métaphores, les récits ont survécu. Non écrits ne veut pas dire oubliés. Non reconnus ne veut pas dire invalides. La résistance n’était pas seulement dans la protestation. Elle était dans la persistance.

La bibliothèque qui nous a rétrécis

Quelques semaines avant le décès de Ngũgĩ, un autre géant intellectuel s’est éteint. V.Y. Mudimbe, le 22 avril 2025. Sa célèbre théorie de La Bibliothèque Coloniale  a mis en lumière une vérité glaçante : le colonialisme n’a pas seulement conquis les terres. Il a colonisé le sens.

Pendant des décennies, l’Afrique a été décrite à travers des prismes importés. Étiquetée avec des termes qui caricaturaient, réduisaient, infantilisaient. Des titres comme « Afrique primitive », « Logique tribale » et « Mythes et superstitions » n’étaient pas de simples maladresses. C’étaient des instruments de contrôle.

Ils n’ont pas seulement façonné le regard du monde sur l’Afrique. Ils ont aussi façonné le regard que des Africains ont fini par porter sur eux-mêmes.

Mais une bibliothèque peut être réécrite.

Décoloniser le savoir ne consiste pas uniquement à rejeter ce qui a été imposé. C’est aussi remplir les rayons de nouveaux récits. Des récits enracinés dans la philosophie nègre, dans Ubuntu, dans Sankofa, dans l’afrofuturisme, dans les sagesses autochtones. C’est reconnaître la pluralité des vérités, la richesse du savoir oral, la légitimité du vécu et de l’intuitif.

Nous n’avons pas à demander la permission pour nous souvenir de qui nous sommes.

Et dans le développement global ?

Les traces de la colonisation de l’esprit sont visibles jusque dans le secteur du développement. Qui décide de ce qui est une “preuve” ? Qui parle, dans quelle langue, avec quelle légitimité ? Qui enseigne, qui apprend, qui évalue ? Quels savoirs sont considérés comme valides ?

Lorsque nous ne valorisons que les systèmes externes de validation, nous effaçons les savoirs forgés par les peuples, les communautés, les traditions. Lorsque nous mesurons le progrès à l’aune de modèles importés, nous arrachons les peuples à leurs propres chemins.

Décoloniser le développement, c’est changer ce qui est enseigné, mais aussi qui enseigne et comment. C’est faire place à l’expérience vécue, à la sagesse ancestrale, à l’intelligence collective. C’est passer de l’extraction à l’échange. De la propriété au lien. De l’instruction au dialogue.

Ngũgĩ wa Thiong'o a choisi d'écrire en "kikuyu", non pas pour s'isoler, mais pour se ré-enraciner. Amadou Hampâté Bâ s'est battu pour préserver les traditions orales afin que l'identité ne soit pas volée par le silence. V.Y. Mudimbe a démantelé les rouages intellectuels de l'empire pour que la vérité soit enfin libérée.

Nous leur devons plus que des hommages. Nous leur devons une continuation.

Que le tam-tam résonne à nouveau. Que la bibliothèque s’ouvre à nos récits. Que le symbole ne serve plus jamais à humilier, mais à guérir.

Note : Tilé partage d’autres réflexions visuelles sur la décolonisation, la localisation et le transfert de pouvoir. Découvrez la collection la "Sagesse visuelle ici."

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Adama Coulibaly : Répandre la positivité avec PositiveMinds

Je parle et j'écris sur la décolonisation, le leadership et l'avenir du développement mondial. Pour en savoir plus sur moi, cliquez ici.

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