Localisation et Décolonisation : deux faces d’une même pièce ?

Sous le baobab, Tilé pose les questions qui révèlent où elles se rejoignent, où elles s’opposent, et pourquoi elles ont besoin l’une de l’autre.

PositiveMinds | Histoires positives | Edition 069


Illustré par moi (A. Coulibaly) avec canva.com

Bonjour à toutes et à tous. Je suis Tilé — Soleil en bambara au Mali — voyageur, collectionneur de métaphores et intervieweur à temps partiel quand la conversation est trop importante pour être laissée au hasard. Aujourd'hui, je ne suis ni dans un studio ni dans une salle de conférence. Je me trouve sous un baobab, un lieu où, dans de nombreuses cultures africaines, les communautés se rassemblent pour écouter, débattre, transmettre des savoirs et régler les questions qui comptent.

Le baobab n’est pas seulement un arbre. C'est une archive vivante. Son ombre a entendu la voix des anciens et le rire des enfants, elle a abrité des vérités difficiles et des réconciliations fragiles. Ici, la conversation ne se presse pas. Ici, les mots portent le poids de la mémoire.

C’est la raison pour laquelle j’ai invité deux poids lourds — la localisation et la décolonisation — à me rejoindre ici. On les évoque souvent dans la même phrase, comme si l’une conduisait naturellement à l’autre. Mais aujourd'hui, elles vont parler pour elles-mêmes. Nous allons explorer les points où elles se rejoignent et où elles s’opposent, et nous verrons si elles peuvent vraiment travailler ensemble, du volume à la terre, de la surface aux racines.

1. Plus fort ne veut pas dire plus libre

Tilé : Localisation, quand tu augmentes le volume, est-ce suffisant pour changer le pouvoir ? Et Décolonisation, pourquoi être entendu·e ne revient pas à être libre ?

Localisation : Monter le volume est souvent la première étape. Passer le micro à des acteurs locaux change l’énergie dans la salle. Cela apporte des accents, des histoires et des perspectives qui étaient absentes. Cela dit : « Nous sommes là. Nous avons quelque chose à dire. » Pour celles et ceux longtemps exclus de la conversation, cette visibilité n’est pas symbolique — elle est personnelle.

Décolonisation : C'est vrai, mais si la scène appartient toujours à quelqu'un d'autre, si elle est gérée et éclairée par lui, le script reste le sien. Être plus fort ne signifie pas être plus libre. Je veux savoir à qui appartient la voix, qui fixe les règles et pourquoi leur cadrage domine encore. Sans changer celui qui définit le message, le volume risque de devenir une performance, et non un pouvoir.

Tilé : Donc, parler fort permet d'être entendu·e, mais pas forcément compris·e. Comme le dit mon oncle :

« Si tu cries dans le mégaphone de quelqu'un d'autre, ne t'étonne pas si son écho couvre ta voix. »


2. Visibilité sans appropriation

Tilé : Localisation, tu mets de nouvelles histoires en lumière. Décolonisation, qu'y a-t-il de mal à cela ?

Localisation : La visibilité compte. Mettre en avant des personnes locales dans des campagnes, traduire les contenus dans les langues locales et utiliser des images authentiques, c’est dire : « Nous vous voyons. Nous vous valorisons. » Ce n'est pas seulement du marketing, c'est aussi une manière de reprendre une place dans l'imaginaire public pour celles et ceux qu'on a effacés.

Décolonisation : Mais si ces histoires sont encore destinées à des bailleurs, des décideurs ou des publics lointains, elles peuvent perdre leur sens originel. Le récit est alors façonné par ce que les autres veulent entendre. Raconter une histoire, ce n'est pas chercher à obtenir de la visibilité pour conforter l'extérieur — c'est une question de mémoire, d'identité et de communauté. Une histoire racontée autour d'un feu n'a rien à voir avec une histoire imprimée sur un panneau publicitaire.

Tilé : L’une veut que le monde la voie, l’autre veut que le monde la ressente. Ou, pour simplifier :

« La visibilité sans propriété, c’est comme emprunter l’appareil photo de quelqu’un pour faire un portrait de famille : l’image est à toi, mais le fichier est sur son appareil. »


3. Adapter n’est pas être autonome

Tilé : Localisation, tu t’adaptes aux contextes locaux. Décolonisation, l’adaptation suffit-elle ?

Localisation : Travailler avec le contexte est essentiel. J’adapte les plans, les méthodes et les objectifs pour qu’ils correspondent aux réalités culturelles et sociales. Il s'agit de respecter ce qui existe déjà et d'adapter le travail en conséquence, afin que les solutions soient perçues comme locales et non importées.

Décolonisation : Mais si le moule est conçu ailleurs, dans les capitales des bailleurs, dans les cadres politiques ou les modèles organisationnels, l’adaptation devient une conformité souriante. Je me demande : qui a conçu le moule ? Pourquoi a-t-il cette forme ? Et qui en profite ? L’autonomie réelle signifie concevoir le moule soi-même, et non pas retoucher celui qu’on nous donne.

Tilé : C’est la différence entre décorer une cage et la démonter. L’un te laisse choisir la couleur des barreaux, l’autre les enlève.


4. Surfaces polies, racines non cicatrisées

Tilé : Localisation, tu ajustes ce qui est visible. Décolonisation, tu insistes pour creuser plus profond. Qui a raison ?

Localisation : Les gens doivent se reconnaître dans les systèmes qui les concernent. Ajuster la gouvernance, le leadership, le recrutement et le financement pour qu’ils soient plus représentatifs n’est pas qu’un symbole : cela permet de construire la confiance, la légitimité et la redevabilité.

Décolonisation : La représentation a de la valeur, mais les miroirs peuvent tromper. Si le cadre qui tient le miroir est toujours ailleurs, on ne fait qu’améliorer le reflet d’un système injuste. Pour ma part, je travaille à la racine : je restaure des histoires effacées, je remets en question des logiques héritées et je répare ce qui a été brisé. Sans cela, le sol reste empoisonné, peu importe la clarté du miroir.

Tilé : L’une polit le miroir, l’autre l’arrache. Il faudrait peut-être nettoyer le verre, mais aussi vérifier ce qui pousse derrière.


5. L’itinéraire ou la destination

Tilé : Localisation, tu redessines l’itinéraire. Décolonisation, tu sembles vouloir une autre destination. Pouvez-vous vraiment voyager ensemble ?

Localisation : Je rends l’itinéraire plus pertinent : plus court là où il le faut, plus sinueux si nécessaire, ancré dans des pôles locaux et dirigé par des mains locales. L’objectif est de faire en sorte que le voyage ressemble à notre quotidien.

Décolonisation : Mais si la destination est définie ailleurs, souvent très loin, l’itinéraire importe peu. Je veux choisir où aller, pourquoi y aller et comment savoir que l’on est arrivé. Sinon, ce n'est qu'un détour pittoresque vers le même vieux point d'arrivée.

Tilé : L’une est le GPS, l’autre décide de la planète de destination. Si le GPS pense qu'on se rend sur la Lune et que la boussole indique Mars, le voyage risque d'être long…


6. Les graines ne suffisent pas

Tilé : Localisation, tu plantes les graines. Décolonisation, tu parles de la terre. Qu’est-ce qui vient en premier ?

Localisation : Planter, c’est reconnaître le potentiel, encourager le leadership local, les mouvements de jeunes et le changement mené par la communauté. C'est faire confiance aux gens pour cultiver ce qui leur convient, et non ce qu'un autre leur dicte.

Décolonisation : Mais si la terre est continuellement appauvrie par l’extraction, l’histoire et l’injustice, même les meilleures graines ne germeront pas. Je restitue les nutriments, je répare ce qui a été pris et je restaure les ressources. La justice doit régner dans le sol avant que la croissance ne puisse fleurir. Sans cela, planter, c’est organiser une cérémonie sans récolte.

Tilé : L’une plante, l’autre veille à ce que le sol ne soit pas empoisonné. Les deux sont nécessaires, à moins que ton métier ne soit de cultiver la déception.


Dernières réflexions

Tilé : Avant de conclure sous le baobab, j’aimerais que chacune d'entre vous partage une dernière pensée, celle que vous voudriez voir résonner longtemps après avoir quitté cette natte.

Localisation : Le changement commence là où les gens se sentent vus, entendus et en qui on a confiance. Si nous transformons les pratiques quotidiennes — la langue, le leadership, les itinéraires que nous empruntons — alors le pouvoir devient moins une promesse et plus une réalité. Mon travail consiste à rendre ce changement tangible.

Décolonisation : Le pouvoir ne doit pas seulement changer de mains, il doit être restitué. On ne peut pas simplement inviter les gens dans une maison construite sur les fondations de quelqu’un d’autre et prétendre qu’elle leur appartient. Le vrai changement implique de remettre en question les fondements sur lesquels nous nous tenons, de restituer ce qui a été pris et de reconstruire ensemble sur des bases justes.

Tilé : Merci à vous deux. Nous avons des outils et des chemins différents, mais peut-être pouvons-nous convenir ici, sous le baobab, que le travail n’est pas terminé tant qu’il n’est pas partagé.


Conclusion

Tilé : Voici ce que j’ai appris sous le baobab aujourd’hui : la Localisation ouvre la porte. La Décolonisation transforme la maison. La première travaille dans le cadre, la seconde se demande si le cadre doit exister. Elles ont besoin l’une de l’autre, mais seulement si elles acceptent de s’occuper autant des racines que des branches.

Parce que si nous continuons à monter le volume sans changer de voix, à peindre le panneau d'affichage sans revendiquer notre histoire, à modeler l'argile sans redessiner le moule, à polir le miroir sans assainir le sol, à suivre la carte sans tenir la boussole ou à semer des graines dans un sol stérile, nous ne changerons pas. Nous serons occupé·e·s, mais pas transformé·e·s.

Et la transformation, c’est l’objectif.

Si cette conversation a éveillé quelque chose en vous, explorez davantage de réflexions, de métaphores et de questions dans la section Décolonisation et Localisation de PositiveMinds.

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Adama Coulibaly : Répandre la positivité avec PositiveMinds

Je parle et j'écris sur la décolonisation, le leadership et l'avenir du développement mondial. Pour en savoir plus sur moi, cliquez ici.

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